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Blanc de meudon

Sculptures, installation, multiples
Dimensions et propositions variables
Bois, béton, plâtre pigments, peinture

2016
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« La fonction de cet édifice si particulier, c’est d’assurer la survie, d’être un abri pour l’homme, le lieu où il s’enfouit pour subsister. S’il s’apparente ainsi à la crypte qui préfigure la résurrection, le bunker s’apparente également à l’arche qui sauve, au véhicule qui porte au-delà du danger. »1 Tel était le programme dans le cadre duquel Paul Virilio pensait, en 1975, une forme d’architecture nouvelle (en témoigne l’Eglise Sainte Bernadette de Nevers, à la réalisation de laquelle il prit part aux côtés de Claude Parent). Tel est l’objet sous les auspices duquel Raphaël Denis a choisi, dans le cadre de ses derniers travaux, de (se) jouer des formes d’une architecture plutôt ancienne et bien connue, mais qui pourtant conserve aujourd’hui encore une dimension largement énigmatique.
Il s’agit donc ici de bunkers. Ceux de la Ligne Maginot. Ceux de la Ligne Siegfried. Ceux dont fut constellé le sol de l’Albanie communiste. Mais, plus particulièrement, ces 15 000 ouvrages défensifs en béton qui composaient les fortifications installées par l’Allemagne nazie le long du littoral atlantique durant la Seconde guerre mondiale, que le succès du Débarquement allié du 6 juin 1944 réduisit rapidement à l’inutilité et à l’oubli. Demeurent pourtant, plus de 70 ans après, ces volumes de tailles, de formes et d’emplacements variés, dont les silhouettes grisâtres et émoussées ponctuent ici un cordon de dunes, là le bord d’une plage, parfois effondrés le long d’une falaise, souvent basculés sous le coup des marées et de l’érosion. Singulières apparitions qui, dans un environnement habituellement rendu à une « balnéarité » ludique et insouciante, dénotent.
Passées ces premières impressions d’obsolescence surréelle, ces bunkers ont pourtant beaucoup à nous dire –du moins à nous suggérer. Ainsi Virilio, qui connut les abris antiaériens du Second conflit mondial et fut fasciné dès l’adolescence par les vestiges déjà déliquescents du Mur de l’Atlantique, devait-il en nourrir une réflexion dense, tant en termes de formes que d’idées. Le bunker, objet rond mais massif, parsemé d’ouvertures mais bardé de canons et de mitrailleuses, devient ainsi l’allégorie architecturée d’une guerre mécanique et totale, qui repense jusqu’à la ligne et la fonction de toute construction habitable, pour faire de ce qui tiendrait quasiment de l’abri (voire du lieu d’isolement et de sécurité) un lieu à la fonction clairement défensive, d’où l’on observe, espionne, attend, se bat : ce lieu en lequel la guerre se transforme, se cristallise -et où l’offensif passe désormais par le défensif.

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Objet ambigu, où l’on se retranche pour mieux se battre. Objet inquiétant, dont la nature et le but trahiraient quasiment une forme d’angoisse : celle d’un conflit poussé aux limites de sa logique dynamique, et restreint à une sorte d’attente nerveuse et lourde ; celle-là même qui continuera à hanter les Européens après 1945, se conjuguant à une menace atomique devenue stade ultime et insoutenable de tout conflit humain -et suspendue aux tressaillements des superpuissances entrées en guerre froide. L’abri antiatomique, lieu en-dehors de tous les autres presque « hétérotopique » (pour reprendre un terme forgé par Michel Foucault2) et pourtant amené à les supplanter en cas d’apocalypse nucléaire, devient pour Virilio le paradigme architectural d’une humanité dont le destin dépend de sa taille, de ses équipements, mais surtout de sa résistance (« L’abri atomique était une sorte de métaphore de la fin du monde. Ainsi l’église Sainte-Bernadette devint la grotte de Lourdes transférée au travers de la métaphore de l’abri qui sauve »3).
Résistance conditionnée certes par la forme mais aussi par la matière du bunker : le béton. Enveloppe primitive, froide, rêche -et pourtant protectrice, salvatrice, bientôt maternelle. Matériau phare de la Reconstruction, emblème quasi métonymique de l’urbanisation triomphante des Trente Glorieuses, symbole de modernité architecturale et urbanistique (Le Corbusier et son « béton brut »), le béton devient, du bunker au building, le liant essentiel d’une civilisation industrielle tant prospère que fragile. Il la porte autant qu’il peut l’inhumer (comme le prophétise JG Ballard dans sa « Trilogie de béton »4). Il en symbolise la réussite comme il en affrontera la catastrophe ultime -forcément fascinante car déjà en germe dans le moindre accident de la vie quotidienne aux yeux d’un artiste comme Wolf Vostell, qui dès 1969 coule une voiture dans du béton en pleine rue5, avant de couvrir (une photographie de) la ville de Bâle de plâtre simulant le béton, faisant succéder à des quartiers entiers un espace vide (hétérotopique ?), massif, muet, comme « rayé de la carte »6. Pareille interrogation angoissée quant aux formes profondément duales de la vie moderne ramène à Virilio, qui aux bunkers ajouta l’urbanisme ainsi que l’accident parmi ses thèmes favoris.
C’est dans cette dualité que Raphaël Denis semble appréhender la forme et l’objet bunker.

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Comme un moyen de marquer, à l’échelle de l’espace d’exposition, une présence à la fois secrète, distante et quasi anonyme, mais qui dans le même temps dépasse, presque généreusement, le cadre de l’œuvre d’art. Car choisir le bunker, c’est certes opter pour un objet plastiquement standardisé et prédéfini (les plans en abondent, la méthode de construction en est relativement simple), mais c’est aussi ouvrir, au cœur de l’œuvre, un espace tangible, pénétrable.
S’agirait-il d’un espace dans lequel se replier, tout en demeurant au cœur des choses -en l’occurrence, de l’œuvre et du monde de l’art ? On serait tenté de croire que, là où Virginia Woolf revendiquait « une chambre à soi »7, Raphaël Denis s’est construit, dans un tout autre contexte, « un bunker à lui ». À moins qu’il ne s’agisse au contraire d’un espace à investir, en une explicite invitation à l’introspection. Face au délitement du Troisième Reich sous les bombes et l’avancée des troupes alliées, dont il fut le témoin et auquel il ne s’opposera pas, Ernst Jünger choisit d’invoquer, dans son Journal8, l’image biblique de « la Cabane dans la vigne » empruntée à la Bible et au prophète Isaïe : « Et la fille de Sion est restée comme une cabane dans une vigne, comme une hutte dans un champ de concombres, comme une tour de garde »9. De la tour de garde au bunker, se devine une semblable volonté de demeurer au cœur de la vie et de ses soubresauts ; un pareil souhait de ne pas s’en retrouver submergé ; un égal choix de relative distanciation par rapport à la complexité du monde. Pour mieux trouver en soi-même les éventuelles raisons et les possibles moyens de l’affronter.
Quoique visuellement brutaux, les bunkers de Raphaël Denis seraient donc doués de quelque capacité régénératrice, pour l’esprit (qui y médite) comme pour le corps (qui s’y abrite). Sont-ils une force ? Sur le plan purement plastique, sans aucun doute. Mais ils sont bien davantage : reprenant les thèmes de l’abri et de la survivance là où les avaient menés les Igloos de Mario Merz, ils en sont en quelque sorte les cousins de béton, tenant à la fois de l’ »Objet cache-toi » (titre de l’un des premiers Igloos de Merz10) et du concentrateur d’énergie (dans la mesure où Raphaël Denis les envisage comme fréquentés, par lui-même comme par le spectateur, quand Merz les complétait de néons et de branchages, d’idées et de matière).

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Se cacher pour se renforcer (mentalement et physiquement), se concentrer en un point pour pouvoir mieux se redéployer ensuite vers le monde extérieur : autre dualité que semblent partager Igloos et Bunkers, autour de la métaphore militaire : ainsi de l’Igloo de Giap signé Merz, porteur d’un axiome du général Viêt-Cong : « Si l’ennemi se concentre il perd du terrain, s’il se disperse il perd sa force »11.
À ceci près que Raphaël Denis n’est pas loin de le rendre caduc : en nous concentrant dans son bunker, en le transformant en un espace dans l’obscurité duquel tout un chacun apparaît libre de se projeter à sa façon (là où Mathieu Pernot a fait en 2013 avec « Ligne de mire » le choix d’y projeter un paysage en camera obscura12), il étend le terrain de son œuvre à une nouvelle dimension, performative et mouvante. Mais toujours dans l’esprit d’appropriation et d’hommage qu’il a su faire sien.


Nicolas Valains
Avril 2016

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1 Paul Virilio, Bunker Archéologie, 1975, p. 41. (réédité par les Editions Galilée en 2008)
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2 Michel Foucault, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49 & Dits et écrits, 1984 (texte réédité par les Editions Lignes en 2009)
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3 Extrait d’un entretien accordé par Paul Virilio à Pierre Lebrun, auteur de la thèse « Le complexe du monument : les lieux de culte catholique en France durant les Trente Glorieuses », à Paris le 18 septembre 1997, p. 319
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4 JG Ballard, La trilogie de béton [The Urban Disaster Trilogy], Trad. de l’anglais par Georges Fradier et Robert Louit, Préface de Xavier Mauméjean, Collection Folio (n° 5725), Gallimard, 2014.
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5 Wolf Vostell, Circulation bloquée [Ruhender Verkehr], 1969, voiture bétonnée, 540 × 240 × 200 cm, Hohenzollernring, Cologne
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6 Wolf Vostell, Basel Beton, 1971, crayon, aquarelle, photographie, plâtre moulé peint en gris sur panneau de bois, 79 x 108 cm, MAM St Etienne (http://www.mam-st-etienne.fr/index.php?rubrique=260&rsrc=1040&rec=%7C284%7C0%7C1)
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7 Virginia Woolf, Une chambre à soi [A Room of One’s Own], 1929 : on s’attardera particulièrement sur les extraits suivants : « a woman must have money and a room of her own if she is to write fiction » ; « So that when I ask you to earn money and have a room of your own, I am asking you to live in the presence of reality, an invigorating life, it would appear, whether one can impart it or not. »
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8 Ernst Jünger, La cabane dans la vigne. Journal 1945-1948, Traduit de l’allemand par Henri Plard, révisé par Julien Hervier, Christian Bourgois Editeur, 2014
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9 La Bible, Livre d’Isaïe, 1 : 8
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10 Mario Merz, Objet cache-toi, installation, 1968, forme, dimensions et localisation variables
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11 Mario Merz, Igloo di Giap, 1968, cage de fer, sacs en plastique remplis d’argile, néon, batteries, accumulateurs, 200 cm de diamètre ; « structure de métal en forme de demi-sphère sur laquelle sont fixés des treillages de métal ligaturés par des fils d’acier. L’armature est recouverte de petits sacs en plastique remplis de terre. Sur l’ensemble de cet igloo, en lettres capitales de néon, court la sentence du général Giap en italien : ‘se il nemico si concentra perde terreno se si disperde perde forza’ (si l’ennemi se concentre il perd du terrain, s’il se disperse il perd sa force) » ; collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris (https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/ck4KEEG/rRLeap9)
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12 Mathieu Pernot, Ligne de Mire, résidence au Centre d’Art et de Recherche GwinZegal/Guingamp en 2011 .
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