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Installation 2016-2019
Matériaux d’emballage et documentations
Présentation du dispositif à l’occasion de l’exposition « Paul Rosenberg, marchand de tableaux spolié pendant l’occupation » dans le cadre des ré-accrochages des collections modernes.
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Cur. : Didier Schulmann, Camille Morando, Stéphanie Rivoire
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« Reconstituer un monde disparu est toujours à la fois une façon de l’idéaliser et une façon de le détruire une deuxième fois puisque nous le sortons de son contexte pour le planter dans un autre et ainsi nous le figeons dans l’immobilité et le silence ou nous lui faisons dire et faire ce qu’il n’a peut-être ni dit ni fait. »
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Boualem Sansal, 2084Â : La fin du monde, Paris, Gallimard, 2015.
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Peu de temps avant l’armistice du 22 juin 1940, conclu entre les représentants du Troisième Reich et Philippe Pétain, le célèbre marchand d’art Paul Rosenberg loue le coffre-fort n°7 de la Banque nationale pour le commerce et l’industrie de Libourne, dans le Sud-Ouest de la France, afin d’y entreposer cent soixante-deux tableaux de petit format. De nombreuses autres œuvres de son fonds ou de sa collection personnelle avaient été précédemment cachées à Tours sous le nom de son homme de confiance, ainsi que dans une villa appelée Le Castel, à Floirac, où la famille Rosenberg s’était réfugiée au début de l’occupation allemande. Marchand de Pablo Picasso, Henri Matisse, Georges Braque ou Marie Laurencin, ainsi que d’œuvres de nombreux maîtres français du XIXe siècle comme Eugène Delacroix, Édouard Manet ou Gustave Courbet, Paul Rosenberg avait cru mettre en sécurité au milieu des vignobles de la région bordelaise les dernières œuvres de sa galerie parisienne – installée au 21 rue de la Boëtie – avant de partir en exil aux États-Unis.
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Le 28 avril 1941, probablement suite à des dénonciations, les forces d’occupation obtinrent de la banque l’ouverture du coffre-fort, qui contenait des œuvres « historiques » d’Ingres, Corot, Monet ou Pissarro, des œuvres tout juste sorties de l’atelier de Matisse ou Picasso ainsi que quelques dépôts de Fernand Javal, client de Rosenberg : deux portraits de Mademoiselle Grimpel par Renoir et deux aquarelles de Cézanne. L’ensemble fut immédiatement mis sous séquestre par le DSK (Devisenschutzkommando), avant d’être sommairement décrit et estimé par Monsieur Roganeau, alors directeur de l’École des beaux-arts de Bordeaux ; les œuvres furent ensuite convoyées à Paris, puis réparties entre le Jeu de Paume, l’Ambassade d’Allemagne de la rue de Lille et le Ministère de l’Est. Elles effectuèrent ainsi, avec quelques mois de décalage, le même trajet que les œuvres installées dans la villa de Floirac, elles aussi accaparées par les Allemands, en présence d’un Français et d’un Italien, le 15 septembre 1940.
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Le pillage du coffre fut le résultat de toute une séries d’actes emblématiques de la période, mettant en scène différents acteurs aguerris du marché de l’art – experts, rabatteurs, historiens, galeristes – dont l’opportunisme et les basses manœuvres furent motivés tant par le désir d’enrichissement personnel et de profits immédiats que par des sentiments de revanche, jalousie et concurrence. L’occupation fut en effet accompagnée dans toute l’Europe d’un système de spoliation et de pillage des œuvres d’art qui suscita une véritable euphorie du marché. En raison de l’inflation, de l’afflux des œuvres et de l’importante présence de marchands et de collectionneurs, Paris s’imposa comme l’une des principales plaques tournantes de ce dernier, au cœur d’une organisation vécue avec une extraordinaire violence par ses nombreuses victimes – à distance dans le cas de Paul Rosenberg, exilé aux États-Unis et renseigné sur la situation par voie de presse ainsi que par les télégrammes de ses proches, collaborateurs, famille ou amis, impuissants face aux mécanismes de l’entreprise de spoliation.
Le projet d’installation de Raphaël Denis vise à matérialiser la masse d’œuvres contenue dans le coffre-fort de Libourne à partir des listes dressées par les divers acteurs de la spoliation et des fichiers de la restitution. Les tableaux sont représentés sous la forme de paquets de différentes dimensions, étiquetés et entreposés les uns à côté des autres, tranche seule visible, sur des étagères évoquant les rayonnages d’un lieu de stockage. Ils semblent à la fois en attente et à l’abandon, prêts pour le transport mais sans les caisses habituellement d’usage pour des œuvres de grande qualité. Si elles sont occultées et rendues invisibles par leur conditionnement, réduites à l’état de fantômes, le spectateur peut avoir une idée de ces dernières grâce au document de travail de l’artiste, disposé à proximité des étagères. Dans celui-ci, obtenu à partir du croisement des données de différents centres d’archives, sont répertoriés les numéros inscrits sur les étiquettes, dont chacun renvoie à une fiche relative à une œuvre précise. Celle-ci contient, outre un visuel, des renseignements sur la nature et le destin de l’œuvre, mentionnant notamment son auteur, sa technique, son titre, ses dimensions ainsi que les différentes étapes de son parcours pendant et après la guerre, jusqu’à son éventuelle restitution.
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Cette installation constitue un jalon d’un projet plus large sur la spoliation des œuvres d’art en France sous l’occupation ; elle s’inscrit dans une lignée de créations regroupées sous le titre La Loi normale des erreurs, dont certaines ont été réalisées en coopération avec des musées dans lesquels sont conservées des œuvres ayant transité par le coffre de Libourne (Musée Berggruen de Berlin, 2018) ou Le Castel de Floirac (Musée Picasso de Paris, 2015/2016). L’artiste souhaite se concentrer ici, non sur une collection privée, un artiste, une administration publique ou un lieu de transfert, mais sur un acteur précis du marché de l’art et le contenu d’un objet à forte portée symbolique, associé à la dissimulation tout autant qu’à la protection, réputé inviolable et aujourd’hui particulièrement visible et polémique via le système des ports-francs, largement utilisé par les collectionneurs et marchands.
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Au-delà de l’effet de masse créé par l’installation (dont les dimensions sont estimées à 6 mètres de longueur sur 2,5 mètres de hauteur et 1 mètre de profondeur), c’est bien sur le détail des éléments qui la composent, accessible grâce aux documents, que Raphaël Denis souhaite attirer l’attention du spectateur. La matérialisation de la réunion de ces tableaux appartenant ou ayant appartenu à la galerie, enfermés ensemble à un instant particulièrement crucial avant d’être séparés les uns des autres et soumis à un sort différent, permet de s’interroger sur la destinée des œuvres d’art et de prendre conscience de la densité de leur vie, potentiellement tumultueuse et tragique. Après avoir été accaparées et pillées, les œuvres enfermées dans le coffre furent en effet dispersées, envoyées vers des lieux de transit ou des institutions allemandes, mais aussi éventuellement ponctionnées par des dignitaires nazis ou détournées vers le marché de l’art, où elles furent revendues par des marchands peu scrupuleux. Certaines œuvres (plus de cinquante) furent saisies par Göring, célèbre pour sa façon d’enrichir à moindre frais son impressionnante collection en puisant directement dans les dépôts concentrant les spoliations ; d’autres furent mises en vente et acquises par de nouveaux collectionneurs avant d’entrer, pour nombre d’entre elles, dans le circuit complexe des restitutions. Aujourd’hui conservées dans des collections privées ou des institutions aussi prestigieuses que la collection Bührle, la collection Helly Nahmad, le Musée Berggruen de Berlin, le Musée d’Orsay de Paris, le Musée Reina Sophia de Madrid, la National Gallery of Art de Washington ou l’Albright-Knox Art Gallery de Buffalo, ces œuvres ont pour la plupart retrouvé un propriétaire « légal », parfois très récemment, comme lors de la découverte en 2014 de la « collection » de Cornelius Gurlitt. D’autres font encore l’objet de tractations, recherches ou dissimulations.
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Au-delà du caractère particulièrement significatif de l’histoire des spoliations nazies et de leur restitution, l’œuvre souhaite attirer l’attention sur un phénomène plus large et éminemment actuel. Les événements récents et en cours dans les zones de guerre, notamment au Proche-Orient, ont en effet montré que, parallèlement à la destruction des populations, se produit presque toujours le pillage organisé du patrimoine, enrichissant de nombreux intermédiaires et laissant totalement impuissants bien d’autres acteurs, collectionneurs, marchands ou spécialistes – condamnés à tenter d’œuvrer dans le silence, au péril de leur vie.
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