> LA LOI NORMALE DES ERREURS, D’UN MUSÉE L’AUTRE __________________________________

2021-2022
La Loi normale des erreurs :
D’un musée l’autre (Princeps)
200 x 320 x 70 cm
Encre et graphite sur bois, documentation



___Encaissements
125 caisses noircies, tout autant de vies d’objets. Celles des 125 œuvres d’art passées en vente publique au Grand Hôtel national de Lucerne lors d’une après-midi de l’été 1939, et dont l’installation de Raphaël Denis propose, en négatif, une matérialisation symbolique.
.
___Orchestrée par la maison Fischer pour le compte de l’État allemand, la vente de Lucerne mettait sur le marché un lot d’œuvres saisies durant les années précédentes, dans le cadre d’une vaste et funeste campagne d’épuration des collections publiques menée par le régime nazi. Initié par Joseph Goebbels et mis à exécution par une commission spéciale, cet assaut brutal et systématique déposséda les musées de l’ensemble du territoire de l’Empire d’une dizaine de milliers de peintures, sculptures et œuvres graphiques taxées de « dégénérées ». Observer les interminables listes de ces expropriations, qui amputèrent les fonds des musées de Berlin, Cassel, Dresde, Düsseldorf, Francfort-sur-le-Main, Mannheim, Munich, Stuttgart et d’autres villes, c’est faire l’expérience vertigineuse d’une tragédie culturelle. S’y rejoue, au fil de la rigueur alphabétique, l’histoire de tout un pan du modernisme plastique et pictural européen. Ensemble, ces données brutes dressent un panthéon d’artistes ayant évolué au sein de diverses mouvances, de l’impressionnisme et ses dérivés jusqu’aux avant-gardes historiques – fauvisme, expressionnisme, cubisme, nouvelle objectivité incluse. Au hasard de la multitude de personnalités ciblées par le régime, on retiendra ici celle de Max Liebermann, représentant juif-berlinois d’une tendance allemande du pleinairisme, et dont le décès en 1935 avait déjà donné lieu à une série d’embardées antisémites nauséabondes. D’un Max à l’autre, l’indocile Beckmann, dont non moins de huit pièces furent ôtées à la seule Galerie nationale de Berlin dans le courant de l’année 1937. Le peintre Lovis Corinth, particulièrement honni, fut également dans la ligne de mire des représentants du Reich : ses œuvres aux empâtements tourmentés semblaient illustrer l’idée de dégénérescence telle que fantasmée par le parti. Quant à Paula Modersohn-Becker, à l’origine d’une peinture à la fois rêche et accueillante, solide et inédite, située au carrefour des courants de son temps, ses tableaux connurent un sort analogue. Des noms auxquels s’ajoutent ceux de Paul Klee, Oskar Kokoschka, Käthe Kollwitz, Henri Matisse, Wilhelm Lehmbruck ou encore Ernst Barlach, ainsi que d’autres figures aux fortunes plus ambivalentes. Vincent Van Gogh, par exemple, dont l’œuvre décriée bénéficiait des faveurs de certains partisans nazis ; ou encore l’expressionniste Emil Nolde, régulièrement diffamé en dépit de son adhésion précoce au NDSAP et à son idéologie. 

___
.
.
.
.
.
.
.
.
.Grand Hôtel national de Lucerne, le 30 juin 1939, donc : la centaine d’œuvres sélectionnée dans cet océan de réquisitions passèrent sous le marteau. L’objectif était clair : il s’agissait de fructifier ces « détritus », tels que les qualifiait Goebbels dans les pages de son Journal. Marchand bien installé sur la place internationale, Theodor Fischer se distinguait comme un partenaire idéal pour cette opération voulue lucrative, supposée venir en soutien financier de l’effort totalitaire. Le galeriste négocia son exclusivité ainsi que le pourcentage de ses commissions, généralement indexées sur la renommée des artistes et la valeur estimée des pièces. Il se plaignit en chemin des court-circuitages d’autres marchands, attirés par le vivier d’œuvres d’avant-garde disponibles à bon prix, et pesta contre la méfiance suscitée par cette vente à l’éthique douteuse. En quelques heures, en présence de centaines d’acheteurs ou intermédiaires représentant un certain nombre de collections publiques ou privées d’Europe et des États-Unis, une grande partie des lots fut adjugée. La vente, qui généra un profit bien moindre qu’escompté, provoqua la dispersion des tableaux et sculptures dans divers musées – ils s’y trouvent encore aujourd’hui. Leurs trajectoires varient. Si le Kunstmuseum de Bâle et le musée des Beaux-arts de Liège figurèrent parmi les principaux acquéreurs, d’autres lots connurent un destin transatlantique : clou de la vente, l’Autoportrait de Van Gogh, prélevé des collections munichoises en 1938, fut adjugé pour 175 000 francs et termina sa course au Fogg Art Museum de Cambridge. Certains objets furent en mesure, à l’issue de tribulations diverses, de retrouver leur institution de conservation initiale (ainsi le lot no 4, des Moines lisant du sculpteur Ernst Barlach, regagna la Galerie nationale de Berlin après un transit de presque trente ans). Certains lots demeurent, à ce jour, impossibles à localiser. Si ces objets partagent une provenance problématique, ils peuvent et doivent également être considérés comme les rescapés d’une potentielle destruction. L’ambivalence de leur parcours incite à évaluer au cas par cas et avec finesse les intentions sous-jacentes de leurs acquéreurs.

___ .
.
.
.
.
.
.
.
.
.Au-delà de son rapport littéral à un chapitre sombre de l’histoire européenne, le noir des contenants fabriqués par Raphaël Denis est aussi celui d’un violent caviardage, destiné à anéantir une esthétique jugée impropre à l’existence par l’idéologie totalitaire. L’opacité de la caisse, l’inaccessibilité à l’œil de l’objet qu’elle renferme, tout comme les soubresauts migratoires dont elle porte les indices matériels, n’en sont qu’accentués. Qu’est-ce qu’une caisse ? Peut-être, d’une certaine manière, l’expression objectifiée d’une fragilité, et donc, d’une valeur à privilégier, digne de préservation. Dans La Loi normale des erreurs : d’un musée l’autre, l’étui est dépouillé de la chose qu’il épouse, celle-là même qui lui offrait sa raison d’être. L’œuvre, avec la nécessaire documentation qui la constitue, traite en réalité de fantômes. Elle réaffirme toute la vulnérabilité de la culture, en faisant d’un instrument voué à la protection et à la sauvegarde l’outil physique d’indexation d’une absence. Le projet de Raphaël Denis déploie toute son envergure si l’on imagine toutes ces caisses, recréées par l’artiste à l’échelle et minutieusement marquées au pochoir, redistribuées au sein des musées allemands expropriés. Le geste, qui ne peut s’apparenter à une démarche compensatoire, se situe au-delà d’un simple discours moral. Il s’agit de la réponse d’un créateur aux agressions perverses d’un temps passé ; d’une incitation à réfléchir à la vie symbolique et matérielle des choses, au moins autant qu’aux systèmes qui les manipulent. Quelque chose noir, au profit d’une essentielle transparence.

.
.
.
Victor Claass
Coordinateur scientifique à l’Institut national
d’histoire de l’art
2022.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.